Compte rendu de l’exposition Tenir salon, dans “insert (tiré à Part)”, 2021, Caen, p.63
A Yvetot, Maha Yammine convoque le Liban comme un terroir voisin, une antichambre possible au salon où elle nous convie, se positionnant plus volontiers en mauvaise fille (assumée) qu’en maîtresse de maison. Pour l’occasion, elle demande à sa mère de reprendre les techniques de broderie traditionnelles afin de repriser des torchons qu’elle a collectés chez les habitants d’Yvetot, ramène les coiffures de ‘bonne’ femme et autres souvenirs de revues de travaux ménagers de son enfance, pour recomposer une sémiotique émancipée de la domesticité, qui se fait espace de partage et de transaction culturelle. Maha interroge précisément les gestes de la ‘vie matérielle’ féminine qu’elle déplace : comment se situer, comment s’émanciper en gardant le lien aux gestes qui se sont transmis ?
Des gestes appris et hérités comme le trousseau matrimonial, elle fait gestes de soin, de réparation, de tendresse...
L’exposition, vaste jeu de famille et de mémoire, propose de se souvenir mais surtout paradoxalement de comprendre et saisir ce que l’oubli peut réveiller et produire : un geste, imprimé dans la mémoire d’un corps, peut-il complètement s’effacer ? Peut-on le recycler ? Que faisons-nous de nos gestes périmés ? Comment continuer à faire certains gestes sans trahir un chemin d’émancipation propre ?
Entre intime et collectif, les notes de chevet de Maha Yammine prennent en effet la forme d’une collection de gestes: ceux à ne pas perdre, ceux qu’on a oubliés, sans oublier les gestes à réinventer: jouer aux cartes (rituel imperturbable familial en temps de catastrophe) blanches, repriser des torchons avec des techniques élaborées de broderies.. Comme il y a une vie autonome des œuvres, tel que l’analyse l’anthropologue Alfred Gell que Maha admire, il y a aussi une vie des corps, machine plus communautaire que célibataire, aux rouages neufs comme d’occasion. L’artiste explore ici les mémoires qui s’y logent: que deviennent ces gestes quand ils ne sont plus à leur place, à l’écart de nos repères cognitifs, ayant déserté les bons objets? Quand ils passent d’un corps à l’autre? Que produisent ces décalages et interstices?
En fouillant dans les archives locales, Yammine trouve plus précisément son sujet Yvetotien en reprenant un exercice issu de l’enseignement académique occidental: la copie des maitres via 5 des reproductions imprimées-pour re-produire en peintures les tableaux d’un salon des artistes cauchois. En mêlant documentaire et imaginaire, Yammine honore par ce geste la ville et la figure de Duchamp en produisant apparemment un pastiche du salon. Au-delà de l’humour sonore, en donnant à l’archive une dimension picturale, et à la peinture sa dimension de copie, elle nous engage dans une mise en abime proprement conceptuelle. Pourtant, peut-être tout autant que d’ironiser avec Duchamp, c’est une manière pour elle de revenir sur l’académisme imposé dans les écoles d’art non occidentales. C’est aussi une façon d’interroger son rapport au paysage: normand, qu’elle apprend à copier, regarder et inventer d’un même geste, et qu’elle adosse aussi à ses horizons intérieurs. Mais c’est surtout un outil pour poursuivre son projet: conjurerl’oubli, combler les manques, revenir sur des histoires oubliées, les gestes mineurs, les contributions infimes, qui font toujours silencieusement l’histoire.
Une manière peut être de prendre à bras le corps l’oubli de la guerre qu’elle a traversée enfant, tout comme de continuer à le rendre nécessaire, quand le désastre revient frapper le quotidien de ses proches. Ramener des gestes inutiles, voire futiles, de la mémoire familiale (frapper le tambour pour son père), et oublier ceux qui rythment l’habitude (le jeu de cartes), c’est toujours veiller à être au diapason de son passé comme de se prémunir d’un avenir incertain. Et peut-être un moyen de préserver plus fondamentalement son intégrité, et de garantir sa survie au présent.
Danser avec l’oubli, enle combattant et le convoquant d’un même mouvement, c’est l’exercice funambule auquel Yammine nous entraîne, dans la chaleur de ce salon des oubliés et des vivants, peuplé par les maladresses accumulées d’une domesticité croisée de ‘terroirs’ qu’elle tente de pratiquer (elle qui ne sait pas plus broder que sauver des animaux en bord de route, ou danser la danse du ventre aussi bien à Yvetot qu’à Beyrouth).
Dans cet autoportrait élargi où se jouent filiations personnelles et collectives, Yammine nous interroge plutôt, entre travaux pratiques et mnémoniques, sur la continuité culturelle, les écarts conscients et inconscients qui habitent son expérience. Elle met en perspective, avec humour, et depuis les profondeurs de la mémoire familiale, les disjonctions, pertes, continuités que l’appartenance suscite et ce que cela conditionne et libère de sa propre présence.
Dans ces décalages, Maha tisse une identité possible, utilise ce qui s’est perdu, pour pouvoir mieux s’ancrer dans la continuité d’une histoire. Dans la fragilité assumée des formes en écho à la chorégraphie de ces gestes infimes, arrachés aux corps et aux psychés, elle guette ce qui s’est perdu, pour prendre soin de ce(ux) qui reste(nt). Sans faire table pleine ou table rase, avec légèreté: en commençant par trinquer avec les drôles d’invités, ceux à qui revient la première gorgée de bière: les plantes vertes du salon!